Ça lui fait mal. Dès qu'il appuie pour vérifier qu'il y a vraiment des bleus-violets, là tout autour de ses yeux, Loup tire la grimace. Les droites bien calculées l'ont fait déchanter sur le tarmac; ça lui a presque fait voir des étoiles comme dans les dessins animés, avec des poussins, des canards des oies... C'était à cheval entre le réel et l'illusion. Mais la douleur, elle, elle était vraie. Et aujourd'hui il la sent, sous les rares pansements. Loup il cache jamais ses hématomes sous les tissus blancs. Peut-être parce qu'il se dit que ça va mieux guérir, au contact de l'air. Que de toute façon les tissus blancs c'est psychologique et que ça guérit le cerveau mais pas la peau. Loup il est fort pour s'influencer lui-même, pour dire à son corps Soigne-toi. Parfois ça marche.
Et parfois, l'intérieur il cicatrise pas comme ça.
Aujourd'hui c'est pas pour Elle qu'il vient. Enfin si, un peu. Y a toujours Elle qui entre dans l'équation quand il met le pied dans ce bâtiment. Sinon pour quelle raison il viendrait? Bah... Pour cette autre raison, qui dort aussi dans un lit, la tête tournée vers la fenêtre sûrement. C'est ce que font la plupart des traumatisés. Ils préfèrent s'échapper mentalement d'ici dès qu'il y a un puits de lumière quelque part.
123. On lui a dit que c'était là. Loup il avait déjà la main sur la poignée, quand il s'est rappelé d'être poli. Alors il a frappé, une fois, deux fois, pour être sûr de se faire entendre. Il a pas attendu la réponse; il est entré.
D'emblée, Qui êtes-vous.
C'est vrai ça, il est qui, Loup?
"J'voulais voir comment ça allait."
Il voit le gamin alité, la patte emballée dans un épais cocon blanc, signe qu'il est pas prêt de décoller d'ici avant un moment. Ah... Loup se sent mal. Son regard va vite se perdre autre part. Dans les yeux du garçon? Peut-être. Loup il le connait pas, l'occupant de la 123, mais il l'a vu. Il l'a vu à ce rassemblement, alors qu'il défendait ses droits d'aimer, d'être et de vivre. Il l'a vu se faire emporter dans un torrent de haine, roué sous les coups anonymes. Loup, à ce moment-là, il a quitté sa tanière pour sauter à la gorge de ces cons, pour leur arracher la jugulaire.
Mais voilà. Loup, il a pas pu attaquer tout le monde. Il a pas pu sauver les Ceux déjà à terre. Il a pu mordre quelques visages et les mains mal intentionnées, mais il a pas pu sauver le garçon de la 123, et il s'en veut pour ça. Alors il s'assied pas, il bouge pas, parce qu'il sent qu'il a pas le droit.
En le regardant droit dans les yeux, Loup a l'impression que ses bleus-violets irradient de douleur. Plus fort qu'avant. Y a un déglutissement dans sa gorge, comme pour ravaler sa fierté.
"J'suis désolé. J'aurais voulu pouvoir empêcher tout ça."