j'irai dégueuler sur ta tombe

De os rouillés. Des os souillés. Des os rongés. Rongés par cette maladie vicieuse et mesquine. La jeunesse dorée de Leo a été attirée par les douces paroles de l'anorexie. Et puis elle est tombée dans le vide. Elle a atterri ici dans cet hôpital. Fallait re-bouger ce corps. Fallait lui donner un peu de vie à tout cet écosystème. C'était à dix-huit ans. On dirait que c'est la fleur de l'âge. Pour elle, c'est la fleur de la déchéance. Sa maladie c'est sa déchéance à elle. Ca fait maintenant six ans qu'elle oscille entre hospitalisations en psychiatrie et en endocrinologie. Six ans qu'elle est suivie par des médecins. Et qu'elle essaye. Certains n'y croient plus. Certains n'y ont jamais cru. Et elle, elle hésite, elle ne sait pas, elle est perdue.

Mais on ne fait pas tomber une âme blessée par hasard. Il y a tout un passif. Des sacrifices derrière tout ça. Au début, s'arrêter de manger été vu comme un caprice. Ca l'était sûrement un peu. Parce qu'il fallait prendre son envol et qu'elle n'était pas tout à fait prête. Parce qu'il fallait attirer l'attention d'un père pas trop présent, peut être un peu pressé et occupé,
peut-être un peu je-m'en-foutiste. Et puis, il y avait la fac à gérer de médecine à gérer. La première année, la plus dure comme on dit. Il y avait le stress, tout cela. C'était impossible pour une âme aussi fragile de ne pas craquer. De ne pas craquer, de ne pas tomber en dépression et de vouloir prendre le contrôle de sa vie qui s'échappait. Il y avait les places du concours à penser mais il fallait prendre le contrôle. Même si faire un régime était proscrit par toute personne bien consciente. Ne te restreins pas, tu vas perdre de la concentration. Et pourtant c'est ce qu'il s'est passé.
Elle s'est restreinte.
Elle a perdu. Elle a perdu sa vie, elle a perdu le contrôle. Elle a perdu sa place dans une discipline qui lui plaisait tant. Maintenant elle cumule les petits jobs mais bizarrement, elle se retrouve toujours dans la cuisine. Vendeuse en boulangerie, serveuse, caissière au supermarché et maintenant pour la période estivale, vendeuse de glace.
La bouffe encore et toujours. Se restreindre autant que possible et puis craquer. Craquer horriblement. Craquer à s'en faire mal au ventre et finir la tête au-dessus des toilettes.
Craquer sur le moment et s'en vouloir horriblement ensuite. Boire, boire tout ce qui passe et vomir encore. Pour récurer les fonds d'estomac.
Récurer tout ce qui pourrait se trouver là.

Si seulement il n'y avait que cela. Si seulement il n'y avait qu'un envol pris trop tôt. Il y a aussi la douleur du harcèlement scolaire. La douleur d'être prise en grippe. La douleur de n'être personne aux yeux de ces personnes.
La douleur tout simplement. Sa vie ne se résume qu'à douleur. La douleur de sa première relation, à demie volée, à demie consentie. Son amour de l'époque qui ne souhaitait que baiser, lui déchira l'hymen pour la première fois. Elle ne voulait pas au fond. Mais elle n'avait pas dit non. Elle avait tout juste dix-huit ans et ça l'a brisée la douleur. C'était à une fête ou elle s'était autorisée à boire. Boire assez pour ne pas trop réagir, boire assez pour se dire que si elle avait perdu sa virginité c'était sa faute. Introvertie, elle n'aurait jamais osé dire non. C'était son crush. Mais son corps n'était pas prêt alors, il a eu mal à la place de sa tête. Quoique sa tête, elle s'en est rendue malade à cause de ces restrictions, de ces crises. Mais sûrement le pire dans l'histoire c'est qu'elle est toujours attachée à lui. C'est qu'ils se voient toujours, il l'accompagne même.
Non, il y a pire. Il y a l'accident de sa meilleure amie d'enfance quand elles avaient toutes les deux seize ans. Elles étaient fusionnelles. Trop peut-être.
C'est peut-être quand elles se sont rencontrées, à sept ans, que Leo s'est perdue. Elle a perdu sa personnalité et a vécu à travers sa meilleure copine.
Pour pouvoir exister aux yeux de quelqu'un puisque son père ne la regardait pas, ne l'a jamais regardée.
Et sa mère ? Qu'en est-il de sa mère ? Elle est morte. Dead. Finie la mère Oxburry. Et ce, depuis un paquet d'années. Leucémie foudroyante. Quatre mois et elle est morte. Bim bam boum. La mort était déjà passée. Elle a fait son boulot et a laissé derrière elle une petite fille de six ans égarée.
Elle a eu peu de temps pour découvrir l'hôpital à cette époque mais au final, maintenant, à force de multiples hospitalisations, elle s'y sent.
Quand elle sent la tempête monter en elle, elle a parfois la force de se battre et elle se retrouve à errer dans les couloirs de l'hôpital. Cet hôpital.
Le même depuis fort longtemps.